[DONNER DE LA VOIX] ... à Benoît Verhille, cofondateur et éditeur des éditions La Contre Allée

 


En préambule à la rencontre du 21 mars autour des éditions La Contre Allée, nous donnons de la voix à Benoît Verhille, avec quelques questions...


[ Votre plus grand souvenir de lecteur ? ]

C’est un véritable talent que de poser des questions aux réponses impossibles ou multiples... Pour la petite histoire, je choisirais Anima de Wajdi Mouawad. Un texte qui m’a beaucoup perturbé...

J’étais en train de lire alors que nous étions sur le salon du livre de Paris, je ne sais plus en quelle année. Une personne s’est approchée de moi pour me parler d’un manuscrit envoyé par l’une de ses connaissances. Je voyais très bien de quel texte il était question... et je m’entends dire à cette personne combien ce manuscrit m’intéressait, mais que j’étais tellement troublé par ce que je lisais en ce moment que cela m’empêchait d’appréhender correctement les propositions que je recevais dans le même temps. Je vois encore la surprise sur son visage quand j’ai précisé qu’il s’agissait d’Anima. En fait, j’étais en train de parler à son éditeur, chez Leméac.

Le monde est petit, mais là, tout de même… De fait, je ne sais pas si c’est mon plus grand souvenir de lecteur, mais je garde de cette rencontre un souvenir vraiment mémorable.

 

[ Un endroit / moment idéal pour lire ? ]

Le plus tôt possible, le matin, devant la fenêtre qui donne sur le jardin, et le jour qui se lève.

Tant que j’arrive à préserver cet instant-là, tout le reste me va.

 

[ Silence, bruits, musique ? ]

Le silence. C’est si rare, si fragile et pourtant si nécessaire à l’équilibre de chacun.e, le silence.

 

[Qu’est-ce qui a déclenché chez vous l’envie d’être éditeur ? ]

Quelque chose qui doit avoir affaire avec le temps long… après avoir passé beaucoup de temps dans le spectacle vivant où le rapport au temps est tout autre, à mon sens.

 

[ « La Contre Allée »… Pourquoi ce nom ? ]

« Délaissant les grands axes, j’ai pris la contre-allée »,... c’est extrait de la chanson Aucun express, dans l’album Fantaisie militaire, d’Alain Bashung.

Un clin d’œil à son extraordinaire créativité. Et son parcours artistique, cette ténacité qui témoigne d’une quête incessante pour cheminer vers quelque chose d’extrêmement personnel, aujourd’hui identifiable entre toutes et tous …

[ Une date importante pour la maison ? ]

Il y en a plusieurs, sûrement.

Aujourd’hui, je pense à ce retour, début mars 2008, des États-Unis, où j’accompagnais Nivaria Tejera, une autrice cubaine, à l’occasion d’un colloque universitaire la concernant. Ce retour, cette arrivée à Roissy, et le fait, après une semaine incroyable et un vol de nuit, d’enchainer dans l’heure qui suivait une formation aux métiers de l’édition à l’Asfored… Tout ça, porté par cette folle impression d’être à son endroit, d’avoir trouvé sa place, ou quelque chose d’approchant, ça m’a vraiment conforté dans l’idée de monter cette maison.

Un mois après, nous déposions les statuts, et le premier ouvrage, A chacun sa place, sur lequel on travaillait depuis 2007 tout de même, paraissait en septembre de la même année. Incontestablement, une autre date mémorable pour nous.

 

[ Un catalogue qui vous inspire ? ]

Alors ça, c’est une question aux mille et une réponse. Mais, ce que je peux au moins dire, c’est que Le fameux Banquet du livre de Lagrasse, cette recherche de dialogue à partir du texte, cette manifestation associée aux éditions Verdier, cette façon de voir les choses, n’est assurément pas innocente dans l’inspiration et la mise en œuvre d’un festival comme D’Un pays l’autre, que nous animons et portons depuis maintenant 10 ans, et dans le fonctionnement de la maison. 

 

[ La devise de la maison ? ]

La Contre Allée fait confiance à votre curiosité. Sans cela...

 

[ Un objet indispensable à une bonne journée dans votre vie d’éditeur ? ]

Ma tablette, je pense. C’est de là que je découvre les nombreux tapuscrits qui nous arrivent quotidiennement.

 

[ Quel mot revient le plus dans votre journée de travail ? ]

Ça, j’ai l’impression que pour être honnête, il vaudrait mieux le demander à celles et ceux avec je partage ces journées… Bon, mais « retard » doit certainement figurer en bonne place…

 

[ Un mot tabou ? ]

Tabou.

 

[ Quel est le meilleur moment de la vie d’un livre publié à La Contre Allée ? ]

Ce moment où je lis un texte, un tapuscrit, et que quelque chose me dit qu’on y est …

Ce moment où je ne devrais pas en prolonger la lecture de suite, au risque d’être encore plus en retard dans le programme de la journée qui se profile, mais qui va tout de même s’imposer à moi.

Là, à ce moment précis, on sait pourquoi on fait tout ça.

 

[ Et le moment que vous redoutez dans la vie d’un livre que vous éditez ? ]

Quand il arrive de l’imprimerie et cette angoisse, en l’ouvrant, de tomber sur une coquille, un bloc texte monté à l’envers... Il me faut toujours deux ou trois jours pour y retourner, et l’apprécier...

 

[ Que représentent pour vous les auteurs et autrices que vous publiez ? ]

Des personnes qui m’ont certainement beaucoup fait évoluer.

 

[ Et les traducteur.rice.s ? ]

Là encore, d’autres personnes qui m’ont certainement beaucoup fait évoluer.

 

[ 3 titres indispensables du catalogue ? ]

Plutôt que trois titres indispensables (comment répondre à cette question ?) je penserais plutôt à ceux qui traduisent l’intention ou le désir de fonder cette édition.

Déjà, la maison ne serait sûrement pas là sans la volonté de rendre à nouveau disponible l’œuvre de Nivaria Tejera. Et parce qu’il faut choisir, on peut citer son premier roman, Le Ravin. Un texte qui nous fait vivre la guerre d’Espagne à travers les yeux d’une enfant. C’est Maurice Nadeau qui l’a édité le premier, en 1959. Un texte traduit par Claude Couffon. Hubert Nyssen l’a ensuite repris, en 1986, chez Actes Sud, considérant que c’était peut-être l’un des plus fascinants textes inspirés de la guerre d’Espagne. Nous, nous l’avons réédité en 2013, et j’ai promené dix ans durant son dernier roman, alors inédit, Trouver un autre nom à l’amour, que l’on a édité depuis, en 2015, juste avant son décès.

Il faut aussi que l’on parle d’Alfons Cervera, dont nous éditons un nouveau texte, Claudio, regarde début avril. Avant que l’on ne se dise qu’il était temps pour la maison d’éditer des traductions, Marielle Leroy, très impliquée dans la création de cette maison, me lisait, les traduisant sur l’instant, des passages de Maquis, juste pour le plaisir de partager un peu de ce texte avec moi. Maquis est sorti en 2010, à La Fosse aux ours, tandis que paraissait l’année suivante, chez nous, Ces Vies-là. D’un côté, à La Fosse aux ours, débutait la traduction d’un cycle qui exhume une mémoire collective, et de l’autre, chez nous, celle d’une mémoire familiale. Ces vies-là, c’est l’histoire d’un fils qui retourne vivre aux côtés de sa mère pour l’accompagner durant les derniers mois de son existence. À travers ces deux textes, c’est toute l’histoire récente de l’Espagne et ses silences qui remontent à la surface. Depuis, ce n’est pas moins de huit titres qui sont traduits, dont cinq chez nous, et tous le sont par Georges Tyras.

Enfin, je pensais à un texte de forme assez différente, Le Dernier des juges, paru en 2011. Un entretien mené et traduit par Anna Rizzello avec Roberto Scarpinato, magistrat italien antimafia, dont nous avons édité ensuite le fameux ouvrage, Le Retour du prince. Dans Le Dernier des juges, on lit une phrase comme celle-ci : « Paradoxalement, les institutions devraient garantir le droit à la fragilité des individus. Le droit, en somme, de ne pas renoncer à sa propre humanité … » Cette réflexion a précisé, et balise désormais, ce qui fait la sensibilité de notre catalogue. Et puis la photo de couverture est de Letizia Battaglia, une autre rencontre aussi remarquable qu’inoubliable pour moi et Marielle. Deux personnes importantes aussi aux yeux d’Anna Rizzello. Anna a passé plusieurs années à nos côtés avant de faire profiter de sa belle présence la nouvelle capitale de France qu’est Douarnenez, et l’association Rizhomes, au sein de laquelle elle mène un travail remarquable, un peu dans le prolongement de ce qu’elle a porté et développé chez nous avec le festival D’Un pays l’autre.

[ 3 perles cachées du catalogue ? ]

Après Tea Rooms, de Luisa Carnés, et le beau succès obtenu notamment grâce au prix Mémorable des librairies Initiales en en 2021, on ne désespère pas de trouver un peu plus de visibilité pour La Femme à la valise, le recueil paru à la fin de l’année dernière, toujours traduit par Michelle Ortuno. Quelle raison peut-il bien y avoir pour s’empêcher à ce point d’éprouver le plaisir de lire des nouvelles ? Et d’ailleurs, si nous faisions vœu commun de ne plus dire que les nouvelles, la poésie … que tout ça ne fonctionnent pas, … que ca ne se lit pas... Si on cessait plutôt de s’empêcher ?

La femme-précipice, de Princesse Inca, une traduction de Laurence Bresse-Chanet. Tout est encore et toujours hors norme, avec de ce texte. Ce serait une longue histoire que de vouloir tout raconter. Disons qu’il y a un écart assez incroyable entre la visibilité accordée à ce texte qui aborde la bipolarité et l’intensité des retours de lecteurs et lectrices, encore aujourd’hui. Il est sorti en 2013, et depuis ce texte, la mention du genre a disparu de nos couvertures.

Et puisqu’il en faut un troisième, et bien j’en profite pour rappeler qu’avec l’indispensable Ravin de Nivaria Tejera, il serait malheureux de rester dans l’ignorance de Trouver un autre nom à l’amour, son dernier texte paru. Ainsi, entre les deux, entre 1959 et 2016, se mesure l’étendue d’une langue, d’une phrase sans cesse questionnée. Elle est souvent là, à mes côtés, Nivaria. Elle m’aide dans mes choix.


[ S’il y avait un mot, une idée, une ligne qui soit un lien entre tous les titres du catalogue, ce serait... ]

S’ils s’épaulent et dialoguent entre eux, alors tout va bien.

 

[ Comment on se sent quand on est une maison d'édition indépendante en 2023 ? ]

À chaque maison son histoire, et c’est tout l’intérêt, je crois.

Je ne sais pas dans quelle mesure on a vraiment conscience, d’ailleurs, à quel point le constat que l’on peut faire de nos libertés de lecteurs et lectrices s’apparente à celui de la diversité des modèles et des sensibilités des maisons d’édition actives dans le paysage littéraire...

Sinon, il n’y a jamais eu d’années « faciles » à La Contre Allée, mais le temps passant, et la qualité des parcours qui se dessinent pour les auteurs et les autrices que nous accompagnons au long cours, leur confiance aussi, tout cela fait que l’on appréhende les choses plutôt avec conviction, faute de réelle sérénité.

[ Une question à laquelle vous auriez aimé répondre ? ]

J’ai toujours eu des montagnes de questions sans réponse et c’est aussi bien comme ça, je crois.

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Une rencontre... c'est quand ?

Des images... c'est où ?