[ENTRE NOUS] #27

Sébastien Rutés est écrivain, traducteur et maître de conférences spécialiste de la littérature latino-américaine et plus particulièrement du polar mexicain, et encore plus particulièrement de Paco Ignacio Taibo II, un auteur déjanté qu'on ne peut pas ne pas aimer (sauf si on n'a jamais lu, mais alors il faudra se précipiter quand librairies et bibliothèques rouvriront !). Avec un pareil pedigree, il est étonnant que nous ne l'ayons pas découvert plus tôt -mais c'est la dure réalité des libraires que de passer parfois, provisoirement, à côté d'un auteur... En tout cas, son dernier roman « Mictlán », noir, très noir, publié chez Gallimard cette année, a été une vraie claque ! Vivement qu'on puisse commander et lire tous les précédents !

[Ce temps de confinement et d’intériorité est-il propice à la créativité ?] La créativité n’est pas tant le problème que la valeur du résultat. J’entends par là qu’il m’est difficile de me départir de certains doutes en écrivant, en ce moment : à quoi penseront les gens en sortant de confinement ? Leurs préoccupations seront-elles les mêmes après qu’avant ? Cette crise ne changera-t-elle pas la hiérarchie de nos intérêts, notre manière de voir les choses, et la façon de les dire ? Il me semble que le monde n’en sortira pas bouleversé, en général, que ne changera que ce qui permettra aux puissants de perdre moins d’argent la prochaine fois, mais l’état d’esprit du lecteur ? Ses attentes ? Je ne suis plus certain de connaitre celui pour qui j’écris. En résumé : difficile de ne pas se dire que ce qu’on écrit maintenant sera peut-être, si le confinement dure, déjà daté à parution…

[Ce que vous appréciez le plus chez vos voisins ?] Qu’ils soient partis passer le confinement ailleurs.

[Ce que vous détestez chez eux ?] Qu’ils soient partis passer le confinement ailleurs.

[Vos lectures sont-elles différentes en ce moment ?] Je suis passé par des phases, comme tout le monde, j’imagine. J’ai commencé par relire, sans doute pour me rassurer, retrouver du connu alors que les repères disparaissaient. Spontanément, j’ai sorti de ma bibliothèque les trois tomes des œuvres complètes d’Howard Phillips Lovecraft qui m’accompagnent depuis le début des années 1990. La raison en est claire : il s’agissait d’interposer entre moi et le monde en crise le prisme d’une horreur familière, surannée, parfois comique à force de naïveté, avec son panthéon démoniaque qui donne des noms à l’innommable et le relègue loin dans le temps et l’espace. Mais attention, je n’ai pas relu au hasard : après quelques nouvelles du mythe de Cthulhu, naturellement, c’est « Démons et Merveilles » qui s’imposait. Randolph Carter, le vieux rêveur de la Nouvelle Angleterre, l’explorateur du pays des rêves, capable de créer dans ses songes des cités merveilleuses bâties avec les souvenirs de son enfance heureuse, la couleur d’un toit d’ardoise, le chatoiement d’une lumière, des sons familiers. Randolph Carter, qui sait que « toute vie, dans notre cerveau, n’est qu’une collection d’images, et qu’il n’y a pas de différences entre celles qui naissent des objets réels et celles qui naissent de nos rêves intimes ». Randolph Carter, qui fuit le quotidien pour les territoires merveilleux du rêve, l’enfance éternelle, et revendique son droit à vivre hors du monde. Lovecraft, qui a passé presque toute sa vie enfermé dans sa maison de Providence, sait ce qu’il en est de notre confinement et de la porte de l’intériorité qu’ouvre la clé d’argent. Saint Randolph Carter, patron des confinés !

[A l’heure actuelle, selon vous, la meilleure chose à faire ?] Imaginer ce que sera demain. Nous nous tromperons, sans aucun doute, mais ce qu’on aura imaginé pourra toujours servir un jour.

[La dernière phrase que vous ayez lue ?] « La mère parlait comme écrivait l’enfant ».

[Une question que l’on oublie de poser ? Et quelle serait votre réponse…] Généralement, on demande dans ce genre de questionnaire : « quel serait le livre que vous emmèneriez sur une île déserte ? ». Dans le contexte actuel, je vous remercie de ne pas l’avoir posée !