[ENTRE NOUS] #22

Sylvain Pattieu est un enfant du pays monté à Paris, mais qui revient avec plaisir en Provence, notamment à notre invitation... du moins quand nous ne sommes pas obligés d'annuler les rencontres pour des motifs indépendants de notre volonté, selon la formule consacrée ! En novembre dernier, les grèves nous ont privé de sa présence à la rencontre « carte blanche » programmée avec le cinéma le Bourguet : nous avions quand même eu droit à la projection du film qu'il avait choisi en résonance avec le livre dont il venait nous parler (Forêt furieuse - édition Le Rouergue 2019), avec une présentation "à distance" par vidéo. Cette année, nous avions donc reprogrammé sa venue... le 19 mars, pas de chance... donc il ne nous restait plus qu'à lui demander, une fois encore, de nous parler "à distance". Mais, jamais 2 sans 3, nous l'inviterons à nouveau dès que possible après la fin de cette étrange période !


[Ce temps de confinement et d’intériorité est-il propice à la créativité ?] Je pensais que non, surtout au début, car la situation est anxiogène, on s’inquiète pour ses proches, et puis on s’occupe des enfants, ils ont pas mal de travail, ça prend du temps, je bosse aussi pour mes étudiant-e-s (je suis enseignant à l’université Paris 8 à Saint-Denis). Mais finalement j’ai écrit un texte pour la revue en ligne AOC et j’ai terminé un roman jeunesse.

[Sur quel projet travailles-tu actuellement ?] Je travaille sur un roman jeunesse que j’ai proposé à Maya Michalon, bien connue à Forcalquier (elle vit à Volx) et éditrice désormais pour l’Ecole des Loisirs. Ça s’appelle pour le moment Amour Chrome, c’est l’histoire de Mohammed-Ali, qui est en troisième, vit en banlieue parisienne, est bon élève mais sort secrètement de chez lui la nuit pour taguer, et qui est amoureux d’Aimée, une jeune fille de sa classe voulant devenir footballeuse.

[Une source d’inspiration dans ce contexte ?] Dans ce contexte ou à d’autres moments, toujours le souffle de la vie qui persévère. Les lieux d’où je viens (la Provence) et où j’habite (la Seine-Saint-Denis). Et puis mon jardin parce que j’ai la chance d’en avoir un.

[Une musique qui fait du bien ?] Je dirais Christophe vu qu’il est hospitalisé à cause du coronavirus. Sinon les chansons d’Orso Jesenska qui m’accompagne souvent dans des lectures musicales, ou alors le rap mélancolique de PNL, la musique de La Féline, Angèle pour danser avec les enfants.

[Un film auquel tu penses beaucoup ?] Les films de Romero avec leurs villes vides de monde. S’il faut en citer un je dirais Zombie (1978) où les survivants se réfugient dans un centre commercial.

[Un bruit qui te rassure ?] Ma sonnerie de réveil à 6h30 histoire de garder des repères.

[Une sensation qui te manque ?] Emmener les enfants à l’école, c’est la tempête, il faut se dépêcher, être à l’heure, puis le calme.

[En ce moment, ton principal trait de caractère ?] Peut-être la patience contraint et forcé ?

[Ce que tu apprécies le plus chez tes voisins ?] La solidarité, on s’entraide.  

[La pensée qui te traverse le plus souvent ?] Pourvu que ceux que j’aime ne soient pas malades.

[Le livre qui manque à ta bibliothèque ?] J’aimerais bien lire Moby Dick.

[Et celui que tu es heureux d’avoir…] Tous ceux que j’ai achetés ou empruntés mais pas encore lus, vu que les librairies sont fermées ça me fait une réserve !

[Tes lectures sont-elles différentes en ce moment ?] C’est difficile de se concentrer sur des romans, mais finalement j’ai en ai quand même lu quatre en deux semaines (je lis vite).

[Sur ta table de chevet, il y a…] Je viens de terminer Le Pays des autres de Leila Slimani et je viens de finir un super livre aux éditions Christian Bourgois, ça s’appelle Une République lumineuse de Andrés Barba, c’est l’histoire d’un fonctionnaire des services sociaux qui arrive dans une petite ville tropicale, à côté d’une forêt, et lentement s’installe dans la ville une bande d’une trentaine d’enfants perdus, qui se confrontent aux adultes, inventent leur propre langue. C’est un livre très troublant, malheureusement comme il venait de sortir début mars je crains qu’il n’ait pas le succès qu’il mérite.

[La dernière phrase que tu aies lue ?] La dernière phrase d’Une République lumineuse : « Peut-être que les morts nous trahissent en nous abandonnant, mais nous les trahissons aussi en continuant à vivre ».

[Nous te laissons carte blanche pour réaliser la vitrine de la Carline, que choisis-tu ?] Je ferais une vitrine avec uniquement des autrices françaises contemporaines, parce que ce sont souvent des romans écrits par des écrivaines contemporaines qui me donnent envie d’écrire, et aussi parce que je trouve injuste que ce soient souvent les hommes qui trustent attention et prix (même si je sais que ce n’est pas le cas à la Carline !). Je mêlerais des nouveautés et des livres plus anciens. Je mettrais des livres d’Olivia Rosenthal, qui invente des formes nouvelles, de Maylis de Kerangal, pour le souffle de son écriture. Alice Zeniter dont j’apprécie la justesse, le sens de la narration, l’écriture. Hélène Frappat qui sait écrire des romans fantastiques et étranges, qui nous troublent. Je mettrais Julia Kerninon qui m’emporte, Jakuta Alikavazovic dont les romans sont si beaux, Hélène Gaudy dont j’aime tant les univers poétiques et doux dans lesquels elle nous embarque, notamment la si belle histoire d’explorateurs et de banquise de son dernier roman Un Monde sans rivage ; Leonora Miano dont les livres sont beaux et profonds ; Valérie Manteau qui parvient à parler des autres à partir de sa vie ; Estelle-Sarah Bulle dont le premier roman raconte une histoire souvent oubliée ; Laure Limongi dont j’ai beaucoup aimé le dernier roman, qui se passe en Corse, et aussi ses romans sur la migraine, sur Patti Smith ; Emmanuelle Richard dont j’aime l’écriture et la franchise littéraire ; Cloé Korman, je reste fasciné, longtemps après, par ses Hommes-Couleurs ; Marie Simon, dont le nouveau roman qui devait sortir en avril a été décalé ; Elisa Shua Dusapin pour la précision de son écriture ; Samira Sedira qui mêle souvenirs autobiographiques et invention romanesque ; Emmanuelle Heidsieck qui mêle romanesque et lutte des classes ; Julia Deck et Maria Pourchet parce que, chacune à leur manière, elles font des livres tellement drôles, et c’est vraiment difficile. Hélène Gestern qui réfléchit dans chacun de ses livres sur la relation entre livre et images. Il y aurait des autrices qui tentent des choses audacieuses comme Céline Minard, Emmanuelle Bayamack-Tam, Emmanuelle Pireyre, Valérie Mréjen. Un livre d’Elisabeth Filhol, Doggerland, qui parvient à rendre littéraire des considérations géologiques. Je placerais Petite table sois mise de Anne Serre (Verdier), parce que ce livre est beau et subtil. De Lola Lafon je choisirais La Petite Communiste qui ne souriait jamais. Je mettrais aussi dans la vitrine les autrices passées par le master de création littéraire, non parce qu’elles ont été mes étudiantes mais parce qu’elles ont du talent et que leurs livres sont bons : Camille Cornu, Mathilde Forget, Camille Bonvalet, Elitza Gueorguieva, Aliona Gloukhova, Lucie Rico, Dora Djann, Guka Han, Anne Pauly, Stéphanie Arc, Mélanie Yvon, Clémentine Haenel, Tania Tchenio, Eva Mulleras.
Annie Ernaux, aussi, bien sûr.
Comme la Carline a une grande vitrine j’ajouterais des livres de Caroline Lunoir, Cécile Coulon, Gabrielle Tuloup, Joy Sorman, Raphaëlle Riol, Loulou Robert. King-Kong Theory de Virginie Despentes. Le Grand Marin de Catherine Poulain, une si belle histoire d’amour.
Je ferais une place pour une traduction par Sika Fakambi, par exemple Notre quelque part de Nii Ayikwei Parkes, paru chez Zulma, parce que les traductrices et traducteurs sont aussi de véritables auteurs.
Pour les enfants, un peu d’Ilya Green (qui sait si bien mettre en scène la cruauté et la douceur du monde enfantin), Le Tigre Blanc d’Annabelle Buxton, des livres de Ramona Badescu, Fleur Oury, Joanna Rzezak, Catharina Valckx, Adèle Verlinden, Margaux Othats.
Et puis des autrices de BD, Gabrielle Piquet, Marion Fayolle, Chloé Cruchaudet, Anouk Ricard, Camille Jourdy, Chloé Wary.
Bon, et puis pour terminer, pour faire exception à ma règle, une autrice morte, mais trop peu connue de son vivant, Hélène Bessette.
Bon ça fait beaucoup, et je suis sûr que j’en oublie injustement, il faudrait faire plusieurs vitrines, tourner. En tout cas y a de quoi en restant dans le thème !


[Une astuce ? Un « bon plan » de confinement ?] Essayer de faire du mieux qu’on peut vu les circonstances.

[Si tu avais le choix, aujourd’hui, tu serais…] Au bord de la mer ? Même sans me baigner.

[Une urgence, là, maintenant ?] Changer de politique, rompre avec le néo-libéralisme, revenir à une vraie politique de services publics (notamment pour l’Hôpital, l’Education nationale…), rehausser les salaires de ceux qui ne sont pas des « premiers de cordée » mais dont on voit bien avec la crise combien le travail est indispensable pour la société.

[A l’heure actuelle, selon toi, la meilleure chose à faire ?] Attendre, aider, garder l’esprit critique.