[DONNER DE LA VOIX] ... à Baptiste Lanaspeze, fondateur des éditions Wildproject


En préambule à la rencontre du 20 octobre autour des éditions Wildproject, nous donnons de la voix à Baptiste Lanaspeze, fondateur et éditeur de la maison, avec quelques questions...

[ Votre plus grand souvenir de lecteur ? ]  

Cette question est trop difficile… Je lis à peu près tous les jours depuis l’adolescence. Une part importante de ma vie, et certains des grands moments de mon existence, se sont passés en lisant des textes. J’ai périodiquement des phases de boulimie où, pendant un an ou deux, je ne lis presque qu’un seul auteur. Parmi ceux-là, il y a eu Henry Miller, Mohandas Gandhi, Jean Giono – et en ce moment, c’est Carl Gustav Jung. C’est comme si vous me demandiez quel est mon plus grand souvenir avec un ami. Il y en a trop.

 

[ Un endroit, un moment idéal pour lire ? ]

J’ai de grands moments de lecture au bord de la mer à Marseille, sur les rochers ou même à la plage, depuis l’époque où j’étais étudiant en prépa littéraire au lycée Thiers. Mais chaque soir, je m’endors rarement sans lire une heure…

J’imagine que l’état de l’âme qui lit n’est pas loin de celui de l’âme qui rêve.

 

[ Silence, bruits, musique ? ]

J’ai périodiquement besoin de passer une journée à écouter le bruit des vagues sans rien dire. C’est ma thalassothérapie. C’est « le premier son » entendu par des animaux sur la Terre, comme le rappelle Murray Schafer dans Le paysage sonore, qui propose d’écouter le monde comme une composition musicale. Mais on peut retrouver cette émotion en bord de route… Lors de son voyage en camion Volkswagen avec son amoureuse au fil des aires d’autoroute de l’A7, Julio Cortázar note une nuit que le bruit des autoroutes peut ressembler au ressac de l’océan.

Pour ce qui est de la musique au sens traditionnel du terme, j’ai quelques dévotions, plus ou moins avouables, et très éclectiques : Bach, Pink Floyd, le hip hop old school et la variété française années 1980. 

Entre bruits du monde et musiques éclectiques, il y a la radio en ligne Phaune Radio, qu’on écoute en général au bureau en travaillant avec les collègues – tout le monde connait j’espère ?

 

[ Qu’est-ce qui a déclenché chez vous l’envie d’être éditeur ? ]

Un stage dans l’agence littéraire Greenburger à New York en juin 2003. Après le premier jour, je suis sorti du bureau avec un sourire irrépressible. Je me souviens du haussement de sourcils des passants que je croisais. Je n’arrivais plus à m’arrêter de sourire. Ce mélange inattendu de poésie et de commerce : ça me correspondait parfaitement, intimement.

J’avais 26 ans, et je me demandais si je n’avais pas enfin trouvé ma voie.

 

[ « Wildproject »… Pourquoi ce nom ? ]

Lors de ce stage dans cette agence en 2003, j’ai découvert l’existence des nature writers américains contemporains et des pensées de l’écologie. L’un d’eux, David Quammen, avait écrit un livre qui s’appelait Wild thoughts from wild places. Je trouvais ce titre très poétique. J’ai ouvert un dossier pour imaginer de créer une collection de livres en français. J’ai collé sur cette chemise en carton un post-it « wild project » en lettres capitales – par définition un nom provisoire. Le jour du dépôt des statuts de l’entreprise a la chambre de commerce, l’agent m’a demandé le nom de l’entreprise, et comme je n’avais pas pris ma décision, j’ai donné le nom du post-it.

Je ne regrette pas ce choix, même s’il nous a valu parfois des malentendus, avec des gens qui pensaient que cela renvoyait à la wilderness des pionniers américains. Mais ce n’est pas le sauvage hors de nous des calvinistes ; c’est le sauvage intérieur qu’on retrouve en s’arrachant à la machine moderne. C’est le wild d’une intériorité libérée de la domestication. Il faut le comprendre comme « projet marron », au sens où il s’agit, comme les esclaves, de s’arracher à la plantation des monocultures modernes.

 

[ Une date importante pour la maison ? ]

2019 : c’est l’année des 10 ans de la maison, et de l’arrivée de Marin Schaffner et de Georgia Froman. Cet anniversaire a été fêté dans plus de 100 librairies, et lors d’une journée d’études rassemblant une centaine de personnes au Musée de la chasse et de la nature. On a franchi un cap cette année-là, non seulement en termes de ventes, mais aussi en termes de convivialité ; l’arrivée de ces deux collègues de talent a complété mes compétences de façon décisive, et a mis fin à la solitude pesante où j’étais depuis 10 ans. 

 

[ Un catalogue qui vous inspire ? ]

Je pense à La Fabrique, pour la cohérence et l’engagement, dans la lignée des éditions Maspero.

Plus spécifiquement en écologie, je suis fier de faire partie de cette génération d’éditeurs indépendants nés il y a une dizaine d’années ou plus, avec plein d’édit·rices talentueus·es qui ont créé notamment les éditions du Passager clandestin, Dehors, Rue de l’échiquier, Zones sensibles, les Empêcheurs de penser en rond, la collection Sorcières chez Cambourakis… ou encore Ecosociété, bien plus ancien. 

 

[ La devise de la maison ? ]

L’écologie est une révolution culturelle, sociale et politique ! 

 

[ Un objet indispensable à une bonne journée dans vos vies d’éditeurs ? ]

C’est notre nouvelle recrue Nichelle qui a instauré ça : les pop corns de 16h. 

 

[ Quel mot revient le plus dans votre journée de travail ? ]

J’encourage beaucoup à dire des gros mots. 

 

[ Un mot tabou ? ]

Développement ? Croissance ? Ressources humaines ? Pionnier ? Artillerie lourde ? Machine de guerre ? On se reprend tous les jours les unes les autres sur tous ces mots qui parlent malgré nous de l’inconscient militarisé dans lequel on baigne. Même chez nous, les mots de la « guerre contre la nature » nous viennent parfois aux lèvres… C’est dire s’il y a encore du boulot… 

 

[ Quel est le meilleur moment de la vie d’un livre publié chez Wildproject ? ] 

Comme partout j’imagine… il y en a beaucoup. 

Quand on découvre le manuscrit ? Quand on rencontre l’auteur ? Quand on les sort du carton et qu’il n’y a pas de coquille fatale ? Quand on a un article super élogieux ? Quand on réimprime pour la 8e fois ? 

 

[ Et le moment que vous redoutez dans la vie d’un livre que vous éditez ? ]

Le moment où aucun journaliste n’ose prendre le temps de le lire, ou le risque de l’aimer, parce qu’il a remarqué qu’aucun journaliste n’en avait encore parlé. Quand ce cercle vicieux s’installe, c’est dur… même si de bons livres sans presse peuvent parfois marcher sur l’enthousiasme des libraires. 

 

[ Que représentent pour vous les auteurs que vous publiez ? ]

Pour la maison, les auteurs constituent une sorte de patrimoine – pas au sens juridique, mais moral. Pour l’équipe, ce sont des collègues et souvent des amis. Sur le plan intellectuel et moral, ce sont parfois des mentors, parfois des consœurs, parfois des héro·ïnes, parfois des figures historiques…

Ces relations sont souvent complexes, car notre travail mobilise énormément d’affects liés à l’importance de l’enjeu pour les auteur·ices : il se joue dans la publication d’un bon livre quelque chose qui tient à l’accomplissement d’une existence. À ce compte, on peut vite tour à tour adorer et détester son éditeur…

Ce que les lecteurs savent moins, c’est que les éditeurs écrivent des textes avec les livres, comme les auteurs écrivent des livres avec des mots. Pour nous autres éditeurs, les auteurs sont donc aussi les partenaires d’une vaste aventure de création collective, qui prend une vie, et qui s’appelle un catalogue.

 

[ Comment abordez-vous la question du livre en tant qu’objet ? ]

Côté maquette, je continue encore à faire le maquettiste autodidacte et je m’améliore lentement depuis 15 ans ; mais on peut faire encore mieux.  

Depuis le début, nous avons mis en œuvre quelques grands principes qui nous ont tenu à l’écart des mauvaises pratiques : 100% impression en France, petits tirages, pilon quasi inexistant, papier sans bois, dos cousu quand on peut.

Depuis la création de l’Association pour l’écologie du Livre (à l’initiative de Marin Schaffner et la libraire Anaïs Massola), nous avons fait de nouvelles démarches : notamment sur l’origine du papier (nous travaillons avec du Munken), la suppression en cours du pelliculage… 

 

[ 3 titres indispensables du catalogue ? ]

Voici une question cruelle quand on défend 120 titres… On a récemment fait une brochure « 20 essentiels, 5 indispensables ». Mais disons :

Printemps silencieux de Rachel Carson, le livre fondateur de l’écologie politique, dont on fête les 60 ans ce mois-ci.

Les Diplomates de Baptiste Morizot, le premier livre d’un auteur qui a fait découvrir à beaucoup de lecteurs la philosophie de l’écologie. 

• Notre manuel Les pensées de l’écologie, qui offre un aperçu très abordable de la galaxie qu’on défend. 

 

[ 3 perles cachées du catalogue ? ]

Le monde des êtres vivants d’Imanishi Kinji, de 1941, par un écologue qui propose une autre conception philosophique de la nature. C’est un des livres qui m’a poussé à créer la maison d’édition.

Ensuite, Microcosmos de Lynn Margulis, l’histoire de la vie sur Terre par la co-conceptrice de l’hypothèse Gaïa. On ne voit plus la Terre ni nos corps de la même façon.

Enfin, un premier roman, Nitassinan, de l’auteur canadien Julien Gravelle, l’histoire d’un pays, qui a chaviré le cœur de nombreux libraires.

 

[ S’il y avait un mot, une idée, une ligne qui soit un lien entre tous les titres du catalogue, ce serait… ]

Écologie évidemment — le travail de Wildproject au fond consiste peut-être à contribuer à la définition de l’idée d’écologie et du mouvement écologiste. 

 

[ Comment on se sent quand on défend un catalogue indépendant, spécialisé autour de la question de l’écologie, en 2022 ? ]

Je me sens parfois comme les encyclopédistes à la veille de la révolution française. Mais avec un contenu qui, à certains égards, se situe à l’opposé de celui des Lumières : combattant l’anthropocentrisme, l’eurocentrisme, le matérialisme… Mais la révolution théorique et pratique de l’écologie est certainement aussi ample que celle des Lumières.

 

[ Une question à laquelle vous auriez aimé répondre ? ]

La place de Marseille dans tout ça, peut-être: c’est le lieu depuis lequel on fait ce qu’on fait et on défend ce qu’on défend — notre biorégion écologique poétique et politique, à laquelle on a même consacré une collection. 

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Une rencontre... c'est quand ?

Des images... c'est où ?