[ENTRE NOUS] #35

Emmanuelle (prononcez « Emma ») Boizet est éditrice, fondatrice des éditions Finitude avec son compagnon Thierry. Les éditions Finitude sont nées dans les années 1990-2000 du glissement d’une passion vers une autre : Emma et Thierry étaient libraires de livres anciens, ils sont devenus éditeurs. Leur catalogue soigne autant le contenu que la forme, les objets sont beaux et les textes époustouflants. Ils publient essentiellement des œuvres littéraires (romans, nouvelles, journaux), des premiers romans comme des textes sortis de l’ombre, et comptent parmi leurs publications des ouvrages de Jean-Pierre Martinet, Jean Forton, Emmanuelle Pol, Joseph Incardona, Henry David Thoreau, Olivier Bourdeaut…

[Ce temps de confinement et d’intériorité est-il propice à la créativité ?] Pour un éditeur, pas plus que d’habitude, je ne nous considère pas comme des « créatifs » ! Mais pour avoir régulièrement nos auteurs au téléphone, leurs réactions sont très variables. Les uns y trouvent de la tranquillité, d’autres de l’inquiétude. Pour certains, c’est une aubaine d’avoir du temps à la maison, pour d’autres c’est un enfer !

[Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?] Sur des projets au long cours qui sont toujours remis à plus tard : un nouveau volume du "Journal" de H.D. Thoreau, la publication des nouvelles complètes d’Herman Melville, une correspondance de Jane Austen… En fait, on travaille beaucoup, en attendant d’avoir un peu plus d’information sur le calendrier de la reprise et sur son organisation.

[Une musique qui fait du bien ?] Un ami nous a dit qu’il réécoutait toute la discographie de Dylan dans l’ordre, un album par jour. Nous, nous avons décidé de réécouter tous nos CD, les uns après les autres, sans vraiment choisir. On redécouvre des albums oubliés, parfois à juste titre, parfois ce sont de bonnes surprises. C’est agréable aussi de pouvoir faire découvrir certains albums à nos grands enfants. Je pense que nous avons tous des CDthèques, DVDthèques et bibliothèques qui ont des ressources insoupçonnées.

[Un film auquel vous pensez beaucoup ?] Ce n’est pas très original, mais la série adaptée du « Fléau », de Stephen King.

[Un bruit qui vous rassure ?] On habite en ville (Bordeaux), et on n’a jamais entendu autant d’oiseaux ! La nature a repris très vite ses droits et c’est une constatation plutôt optimiste.

[Une sensation qui vous manque ?] Pas vraiment une sensation, plutôt un moment : le Salon du livre de Paris ! En fait, pour un petit éditeur de province comme nous, c’est un salon qui permet de retrouver plein de monde, les auteurs, les amis (ce sont parfois les mêmes), d’autres éditeurs, etc… C’est un moment que j’ai toujours beaucoup aimé, et dont on rentre pleins d’envies et de projets, une vraie rupture dans le quotidien. Ça, ça me manque et cela va me manquer longtemps.

[En ce moment, votre principal trait de caractère ?] Difficile à dire… Ce serait à ceux qui vivent avec moi de le définir, je pense. Mais je ne suis pas certaine d’avoir envie de leur poser la question.

[Ce que vous appréciez le plus chez vos voisins ?] Ils sont partis, la moitié de l’immeuble est vide! Mais ils ont laissé leurs plantes sur le palier pour qu’on s’en occupe. Quand j’ouvre la porte d’entrée, je tombe sur une jungle. Je vais leur suggérer de laisser ça comme ça à leur retour.

[Ce que vous détestez chez eux ?] Nous avons dans notre rue des maniaques du Kärcher ! Alors que la ville est plus silencieuse qu’elle ne l’a jamais été, il faut qu’ils nous pourrissent avec ça.

[La pensée qui vous traverse le plus souvent ?] On n’est pas les plus à plaindre ! Le Sud-Ouest est assez épargné, notre vie quotidienne n’est pas trop compliquée, nos proches sont tous en bonne santé. Bien sûr, c’est et ce sera difficile économiquement, les perspectives sont plus que floues, les examens des enfants sont sans dates, on est inquiets pour beaucoup de choses, etc… mais je maintiens : on n’est pas les plus à plaindre.

[Le livre qui manque à votre bibliothèque ?] Eh bien, un peu par hasard, j’ai repensé hier à « La rue de la Sardine » de Steinbeck, un roman que j’aime beaucoup. J’ai alors réalisé que je n’avais jamais lu « Les Raisins de la colère », que c’était l’occasion de le faire. Et je me suis aperçue qu’on ne l’avait pas… Un vide à combler dès que possible !

[Et celui que vous êtes heureuse d’avoir…] Tous ceux que j’ai choisi pour une très bonne raison, il y a parfois longtemps, et que j’exhume peu à peu.

[Vos lectures sont-elles différentes en ce moment ?] En dehors des lectures de travail (manuscrits & autres), j’essaie toujours d’alterner mes lectures : français / étranger, nouveautés / littérature plus « classique ». Je continue sur cette même ligne. J’ai toujours lu de façon très éclectique : les derniers ont été « La dame de Reykjavik » de Ragnar Jonasson, « Les Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar, et j’ai entamé hier soir « Dernière saison dans les rocheuses » de Shannon Burke. Après Yourcenar, j’ai voulu rester dans la ligne « romaine » avec « Les derniers jours de Pompéi » de Edward Bulwer-Litton, mais ce roman a été publié en 1834 et est tout de même très très daté ! Et, pour répondre exactement à votre question, non, je n’ai pas de lectures différentes.

[Sur votre table de chevet, il y a…] J’ai une « étagère de chevet », sur laquelle s’empilent les livres non lus (une table de chevet devenait insuffisante) & la lecture en cours, un réveil, un vide-poche (cadeau de fête des mères peint il y a quinze ans par un Van Gogh en herbe) avec un tas de boucles d’oreille, une pile de marque-pages que je n’utilise jamais, …

[La dernière phrase que vous ayez lue ?] « Sur votre table de chevet, il y a… »

[Nous vous laissons carte blanche pour réaliser la vitrine de la Carline, que choisissez-vous ?] Histoire de contrebalancer la morosité ambiante, des livres qui font l’éloge du « chez soi ». « Moi et ma cheminée » d’Herman Melville, « Voyage autour de ma chambre » de Xavier de Maistre, « Chez soi » de Mona Chollet, etc... En réfléchissant, je suis certaine qu’on peut en trouver plein d’autres. Même Miss Marple résolvait la plupart de ses énigmes sans quitter son fauteuil !

[Une astuce ? Un « bon plan » de confinement ?] Garder un certain rythme, des horaires. Pas forcément les mêmes habitudes, mais de nouvelles, cela cadence le temps et il semble moins long. Sans oublier de faire des entorses à ce nouveau quotidien, ce qui est tout aussi jouissif.

[Si vous aviez le choix, aujourd’hui, vous seriez…] En vacances !

[Une urgence, là, maintenant ?] Que les manuscrits cessent de pleuvoir ! Sous prétexte qu’on est confinés, ils pleuvent dans nos boîtes mail (environ une dizaine par jour), ça devient ingérable.

[A l’heure actuelle, selon vous, la meilleure chose à faire ?] Relativiser sa situation personnelle, que ce soit dans son quotidien ou pour son boulot, et se montrer indulgent et patient. Tout le monde a vu ses habitudes, ses projets chamboulés, que ce soit le jeune couple qui préparait son mariage, l’étudiant qui avait enfin décroché un stage à l’étranger, la jeune femme seule qui doit accoucher cette semaine, celui qui devait inaugurer son restaurant, l’étudiant qui tourne en rond depuis des semaines dans les 9m2 de sa chambre de Cité U, etc… Ils vivent peut-être des micro-drames au regard de certains autres, mais qui n’en sont pas moins difficiles. On est tous dans la même galère !

[Une question que l’on oublie de poser ? Et quelle serait votre réponse…] Une question d’une totale futilité : Allons-nous continuer à pouvoir importer du chocolat et du café ? Et je n’ai pas la réponse…