[ENTRE NOUS] #31

Esther Salmona est auteure, de poésie surtout. Elle anime des ateliers d'écriture, dont un cycle achevé récemment à la Carline. Elle a à son arc bien d'autres cordes qui résonnent quand on la lit, quand on l'entend. Ses textes interrogent le lieu, qu'il soit extérieur et intérieur, et son écriture fait de l'absence une présence profonde.

[Ce temps de confinement et d’intériorité est-il propice à la créativité ?] Pas à la créativité directement comme si c’était un temps de résidence d’écriture par exemple. Mais plutôt, ce qui vient m’aborder d’une manière glissante, collante, étouffante ce sont les entremêlements et complications d’un monde pris à son propre piège, celui de la domination par la notion de différence élevée au rang de concept justifiant des actes, des lois, entérinant des ruptures qui finissent par être incorporées, et contre lesquelles il faudrait lutter avec le plus de vigilance possible. Par vagues de lucidité et de capacité à nommer ce qui se trame, cela me pousse à la responsabilité de choix qui étaient déjà en germe. Ce serait plutôt une période qui, quand elle s’achèvera, donnera une mise en pratique féroce, tenace, pugnace de ces choix.

[Sur quel projet travailles-tu actuellement ?] Trois projets, dont deux directement d’écriture. Un projet sur les portefeuilles de mon oncle, atteint de syllogomanie, dont j’ai vidé à son décès la toute petite maison à Stains dans le 93. Une plongée par l’entremise de ses papiers dans une existence qui m’a construite peut-être de plus près que je ne pense. Ce texte est doucement en écriture car des chantiers plus personnels dont je sors m’ont beaucoup mobilisée jusque-là. Un autre projet, un livre qui sortira aux très belles éditions M, créées par Marie-Laure Alvès, Roy&Romy, autour des acteurs Roy Scheider et Romy Schneider. Je suis en train d’en travailler le manuscrit et envisage ce livre, pour le moment, comme un stolon. Et un troisième projet, sans lien en apparence avec l’écriture, mais en lien avec un matériau vivant et aimable, prend corps (voir la question sur la dernière phrase qu’on ait lu). À suivre.

[Une source d’inspiration dans ce contexte ?] L’inspiration, si elle existe pour moi et si elle a un effet sur ma production écrite serait toujours effective par la bande, en périphérie, quasi volée, arrachée, me surprenant ne la voulant pas, usant de stratégies pour l’appeler, tout en ayant l’air de ne pas, et puis si elle arrive, une manne à saisir, un fil à dévider par la finesse du kaïros. 

[Une musique qui fait du bien ?] Celle qui fait du bien aux personnes que j’aime, un partage, une écoute de l’écoute de l’autre, une sympathie.

[Un film auquel tu penses beaucoup ?] Ce qui se passe en ce moment, mais surtout ce qui va se passer.

[Un bruit qui te rassure ?] Une voix douce, une inflexion, une intention chaleureuse. Le silence incroyable du ciel. Le son de 120 sabots de chevrettes et petits boucs que j’ai la chance de côtoyer un peu par l’entremise de Céline Laurens.

[Une sensation qui te manque ?] Prendre dans mes bras les ami.e.s., sentir tout ce qui se passe de mot, éprouver le fait d’être vivant et de partager ce fait dans un temps réel, sur la pointe de l’instant, une forge, un socle, fondés par le contact des corps. Cela m’attriste, me rend mélancolique, mais renforce la présence de cet élan.

[En ce moment, ton principal trait de caractère ?] Forge également, foyer, four : une construction s’opère, mécaniquement, par opérations de paroles qui aident, de distanciation avec ce qui arrive en termes d’informations, d’analyses, de constats de manière très/trop crue, et une attention étrange à toutes les sensations, aussi parce que j’en ai « le temps », comme si le confinement était doublé : dans les maisons et dans les corps.

[Ce que tu apprécies le plus chez tes voisins ?] De les sentir là et pas là.

[Ce que tu détestes chez eux ?] On se connaît peu et la détestation est un terme difficile d’accès pour moi.

[La pensée qui te traverse le plus souvent ?] L’espoir un peu prétentieux que les gens que j’aime le sentent, que c’est une bonne énergie pour eux.

[Le livre qui manque à ta bibliothèque ?] Le livre des questions d’Edmond Jabès.

[Et celui que tu es heureuse d’avoir…] Un paradigme de Jean-François Billeter, chez Allia.

[Tes lectures sont-elles différentes en ce moment ?] Pas spécialement, si ce n’est un désir de repasser par les plus constructives et roboratives, et sous forme continue, plutôt que par pioches hasardeuses, je n’y arrive qu’à moitié…

[Sur ta table de chevet, il y a…] Ce n’est pas une table de chevet mais un bureau impraticable car plein de livres empilés : « La poésie entière est préposition », chez Éric Pesty éditeur ; « Cartes incertaines », Alain Milon, chez encre marine ; « Khôra », Jacques Derrida, chez Galilée, « Je transporte des explosifs on les appelle des mots », poésie et féminismes aux États-Unis, chez Cambourakis ; Fernand Deligny, « L’Arachnéen et autres textes », chez l’Arachnéen ; « Fromages », de Dominique Bouchait, chez Chêne ; Roland Barthes, « Le plaisir du texte », chez Points Essais ; « Les couleurs de l’Atlas », Dominique C. Ottavi, une auto-édition ; « Idée de la prose », Giorgio Agamben, chez Christian Bourgois…

[La dernière phrase que tu aies lue ?] Une phrase d’Edgar Allan Poe, in « Le Principe poétique » : « Tout ce qui est tellement indispensable à la Poésie est précisément tout ce avec quoi elle n'a rien du tout à faire. » cité par Denis Roche in « Éros énergumène ». À mettre en regard avec cette phrase de Claude Royet-Journoud : « Écrire est un métier d’ignorance ».

[Nous te laissons carte blanche pour réaliser la vitrine de la Carline, que choisis-tu ?] Des autrices, illustratrices, penseures, disons « femmes », des livres écrits et illustrés par des personnes transgenres, sans que le sujet soit forcément la transidentité, mais aussi la transidentité bien entendu, de réflexions sur le genre, son existence, sa prégnance, sa domination… Pour ne pas faire trop long ici, je dirais presque toute la liste de Sylvain Pattieu ! Et d’autres…, notamment « Refuser d’être un homme : pour en finir avec la virilité », de John Stoltenberg, chez Syllepse, et « La contrainte à l’hétérosexualité », d’Adrienne Rich, aux éditions Mamamélis. À voir ensemble au sortir du confinement ?

J’en profite pour annoncer deux projets : le lancement le dimanche 13 avril du blog cunni lingus, une revue numérique qui interroge le genre et la langue dans la poésie : https://cnnlngs.blogspot.com. Vos contributions sont les bienvenues…

Et un autre projet qui devait s’incarner en mai à Forcalquier, reporté pour cause de confinement : Messieurs La Bibliothécaire. Messieurs La Bibliothécaire est une organisme ouverte. Messieurs La Bibliothécaire est une personnage en soi et n'a pas de nom propre. Messieurs La Bibliothécaire est qui veut bien lire à haute voix des textes littéraires abordant les notions d'identité et de genre pour les faire résonner dans l'espace public.

Ces deux projets, dont j’ai la chance de faire partie, sont liés par leur thématique mais se matérialisent de manière tellement différente, il sera intéressant de les voir évoluer, et se croiser, j’espère.

[Une astuce ? Un « bon plan » de confinement ?] Je n’arrive pas à répondre à cette question. Ou alors, si cela peut être considéré comme un « bon plan », vivre le plus possible avec la douceur des liens, aimer, alimenter cette douceur, non comme quelque chose de lénifiant, mais comme manière de vivre avec le plus grand champ de vision possible, une structure, une attention.

[Si tu avais le choix, aujourd’hui, tu serais…] En belle compagnie, près d’une vasque, eau claire, lumière de printemps, des verts à n’en plus finir, des jolies choses à partager ET dans une bibliothèque dans laquelle il y aurait des salles de lecture et de travail individuelles, type cellule de moine, abonnement à vie.

[Une urgence, là, maintenant ?] La première chose que j’ai écrite pour répondre à cette question est un petit paragraphe sur le fait de faire bonne chère, mais je me demande si ce ne serait pas - et je parle avec beaucoup d’ignorances - de repenser, mettre en actes le fonctionnement des échanges entre êtres vivants non pas basés sur la notion de différence qui divise irrémédiablement, mais de nuances sur un continuum, et d’une multitude de continuum qui se croisent et se re-configurent : des sociétés faites de x milieux, à n dimensions, avec des archipels de sens, de besoins, de désirs, dont les frontières ne seraient plus des couperets mais des lisières. Comme dit plus haut à propos de la douceur, cela n’exclurait pas, bien au contraire, les structures et les articulations dessinées, ni les zones de tensions. Peut-être penser à partir du temps comme matière première. Un champ par exemple, serait moins une surface qu’une temporalité, ou autant une surface qu’une temporalité, etc.

[A l’heure actuelle, selon toi, la meilleure chose à faire ?] Peut-être essayer de sentir profondément le temps comme autre chose que ce qui est inculqué dans cette société : chronologique, linéaire, irrémédiable. Prendre ce qui arrive, ce qui est là comme le temps même, une matière concrète : l’événement, la rencontre, la parole, les gestes, les états intérieurs, les perceptions, la mémoire, les objets, etc, les envisager, les considérer, les fabriquer comme des temporalités avant tout autre chose, avec des vitesses et des lenteurs, pour faire allusion à Deleuze quand il parle de la pensée de Spinoza. Ce serait l’inverse du temps comme structure dans laquelle ce que je crois être ma réalité doit rentrer de force, l’inverse du temps comme abscisse avec l’espace comme ordonnée. Cette pensée me rend sereine, j’ai alors le sentiment de traverser, de nager dans un élément, de pouvoir saisir l’occasion - kaïros encore - plutôt que d’essayer d’atteindre et de combler quelque chose qui m’échappera toujours.

[Une question que l’on oublie de poser ? Et quelle serait ta réponse :] Et les prochains ateliers d’écriture à La Carline ? Nous devions, Juliette Penblanc et moi, proposer des ateliers d’écriture dehors, en déplacement et à quatre mains, au mois d’avril / mai, je m’en réjouissais à l’avance et m’en réjouis car ils auront lieu. Ils sont reportés de quelques mois, et seront à mon sens colorés par ces questions (et je pense que Juliette partage ce sentiment) : qu’est-ce que cette période de confinement, de privations de libertés de mouvements, volontaire et involontaire, consentie et subie va faire à nos corps, à notre pensée, à notre langage ?